TUNISIE. Où s’arrêtera Sakhr El Materi ?

Publié le par Stade7 Tunisie

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TUNISIE.

Où s’arrêtera Sakhr El Materi ?

Le nouveau gendre préféré de Ben Ali, héritier d’une grande famille, businessman et promoteur d’une réislamisation soft, ne cache (presque) plus ses ambitions. Mais pourrait bien se brûler les ailes.

 

C’est ce qui s’appelle un joli coup médiatique : une centaine de journalistes, représentant les supports les plus influents de la presse automobile, se bousculent, le 28 février, dans le hall de l’hôtel Golden Tulip Gammarth pour assister au lancement, en avant-première

internationale, des trois nouveaux modèles du constructeur allemand Porsche : le Cayenne “Diesel”, le Boxter “S” et le “Cayman 987”. Ce jour-là, un peu en retrait de cette agitation, un jeune homme se frotte les mains et savoure. Mohamed Sakhr El Materi respire l’assurance. Il a les yeux clairs, le visage encore poupin, et la silhouette déjà épaisse. Président de la société Ennakl, concessionnaire de Renault Trucks, Volkswagen, Porsche et Audi, cet héritier, rejeton d’une grande famille de la bourgeoise tunisoise, est le grand ordonnateur de la cérémonie. Son groupe a réalisé l’an passé 123 millions d’euros de chiffre d’affaires. Princess El Materi, le holding qu’il contrôle, possède des ramifications dans le tourisme de croisière et dans les médias. Début avril, il est entré, à hauteur de 70 %, dans le capital du groupe de presse Dar Assabah.

 

 

Sakhr El Materi est marié, depuis cinq ans, à Nesrine, l’une des plus jeunes filles du président Zine El Abidine Ben Ali. Et à Tunis, les mauvaises langues commencent à l’affubler d’un sobriquet à double tranchant : “le Prince héritier”. En août 2008, il a fait son entrée au comité central du Rassemblement constitutionnel démocratique (RDC), parti au pouvoir. Une cooptation censée symboliser la volonté de rajeunissement des instances dirigeantes du parti, en prévision des joutes électorales futures. En octobre 2009, Ben Ali, bientôt 73 ans, briguera un nouveau mandat de cinq ans. Le dernier, théoriquement. Sakhr pourrait-il un jour être appelé à lui succéder ? L’affirmer serait assurément aller bien vite en besogne, surtout que l’âge légal pour prétendre à la magistrature suprême est fixé à 40 ans. Mais il n’a échappé à personne que le jeune homme de 28 ans a été élu à la tête de la cellule RCD de Carthage Dermech en récoltant 100 % des voix.

 

 

 

 

Une histoire de famille

 

 

La discrétion n’est pas la qualité première de Sakhr El Materi. L’homme, qui s’est fait construire une splendide villa, pavane dans les cocktails mondains. Mais surtout, il a pris la tête, en septembre 2007, de la première radio religieuse du pays, Radio Ezzitouna, qui diffuse sur la bande FM des programmes de récitation du Coran et d’exégèse des textes sacrés. La station, lancée avec la bénédiction du pouvoir, surfe sans complexes sur la vague de religiosité et est devenue la deuxième radio la plus écoutée du pays. Sakhr, qui aime à se présenter comme l’aiguillon de la réislamisation “soft” de la Tunisie, a aussi déposé une demande d’agrément auprès de la Banque centrale pour créer le premier établissement bancaire islamique 100 % tunisien et 100?% privé. Début 2009, Ezzitouna Bank a reçu sans surprise le feu vert des autorités monétaires et développera des produits financiers respectueux de la Charia.

 

 

Cela fait évidemment beaucoup pour un seul homme. Et c’est tout sauf un hasard. Car Sakhr possède un sacré pedigree. Héritier d’une très grande famille tunisoise, c’est le petit-neveu de Mahmoud El Materi (1897 / 1972). Issu de la vieille bourgeoisie d’ascendance turque – les Beldis, l’équivalent tunisien des Fassis – le Docteur El Materi fut en 1927 un des premiers musulmans diplômés de la faculté de médecine de Paris. Avec Habib Bourguiba, il a appartenu au noyau des fondateurs du Néo Destour, l’ancêtre du RCD, et c’est lui qui a été choisi par ses camarades pour devenir le premier président du parti, un poste qu’il occupera quatre ans, jusqu’en 1938, avant de céder la place à Bourguiba. Son neveu, Moncef El Materi, est le père de Sakhr. Ancien militaire reconverti dans les affaires, son histoire n’est pas banale non plus : c’est un ancien condamné à mort. Né en 1939, engagé très jeune dans l’armée, il a connu Ben Ali à Saint-Cyr, au début des années 1960, quand les deux hommes parachevaient leur formation d’officier au sein de la prestigieuse académie militaire française. Impliqué dans le complot de Noël 1962, une conjuration ourdie par Lazhar Chraïti pour éliminer le président Bourguiba, Moncef El Materi est condamné à la peine capitale par une cour martiale. Peine finalement commuée en dix années de travaux forcés, après l’intercession décisive de Wassila Bourguiba, la première dame, issue, comme les Materi, de la bourgeoisie beldie, et très liée avec la mère du jeune putschiste. Ses onze coaccusés ont eu moins de chance?: ils ont été fusillés en janvier 1963. Radié de l’armée à sa sortie de prison, en 1973, Moncef El Materi s’est associé à son frère Tahar pour créer la société El Adwiya, aujourd’hui le plus important laboratoire pharmaceutique privé du pays. Discrètement réhabilité après le coup d’Etat de Ben Ali, le 7 novembre 1987, il siège aujourd’hui à la Chambre des conseillers, la deuxième chambre du parlement tunisien.

 

 

 

 

Religiosité bling-bling

 

 

L’annonce du mariage de Sakhr, le fils de Moncef El Materi, le conjuré qui a tenté d’assassiner Bourguiba, avec Nesrine, la fille de Zine El Abidine Ben Ali, le général qui l’a tué politiquement en l’écartant de la présidence, a fait les délices du microcosme tunisois. Mais par delà sa dimension freudienne, cette union célébrée en 2004 revêt également la signification d’une alliance politique. Car Ben Ali et sa femme, Leïla Trabelsi, bien que parvenus depuis longtemps au faîte du pouvoir, continuent à souffrir du “complexe du roturier”. Originaires tous deux de milieux assez populaires, ils n’ont eu de cesse de rechercher des appuis au sein de cette bourgeoisie désargentée mais toujours arrogante qui les a longtemps pris de haut. Ceux qui ont connu Sakhr dans sa jeunesse ne gardent pas de lui un souvenir impérissable. Ils se rappellent d’un garçon plutôt ordinaire, bien élevé, mais sans prédispositions particulières. Et qui ne crachait pas sur un bon verre de whisky, détail assez croustillant vu l’évolution du personnage, qui verse aujourd’hui franchement dans la bigoterie et peut interrompre ses rendez-vous pour faire ostensiblement sa prière. Les circonstances de sa rencontre avec Nesrine restent entourées d’un certain mystère. Une chose est sûre : l’officialisation – c’est-à-dire les fiançailles – a été très rapide. Nesrine, née en 1986 à Bruxelles, avait à peine 18 ans. Des mauvaises langues racontent qu’elle s’est acheté une conduite depuis son mariage. Il lui est en effet arrivé d’apparaître voilée en public, elle qui ne faisait pas mystère de son goût pour les vêtements de marque et les sorties en discothèque.

 

 

Ceux qui auraient gardé de Ben Ali l’image d’un défenseur brutal mais intransigeant de la laïcité, pourraient trouver là matière à étonnement. En réalité, même s’il ne l’a évidemment pas suscitée, la religiosité bling-bling de son gendre aurait plutôt tendance à servir le président tunisien. C’est une manière pour sa famille et lui de rester en phase avec une opinion de plus en plus travaillée par les forces islamo-conservatrices. En laissant Sakhr occuper le devant de la scène, Ben Ali ne fait finalement rien d’autre que répondre à bon compte et à peu de frais à la demande piétiste de la population.

 

 

Royaume des faux-semblants

 

 

La Tunisie de Ben Ali est le royaume des faux-semblants. En apparence, il ne s’y passe rien et rien n’a changé en dix ans. Le “boss” est toujours aux manettes, et n’entend pas lâcher le pouvoir de sitôt. En octobre, son peuple lui octroiera un nouveau mandat de 5 ans, le cinquième. Son Premier ministre, Mohamed Ghannouchi (à ne pas confondre avec Rached Ghannouchi, le chef des islamistes d’Ennahda, exilé à Londres depuis de longues années), est lui aussi toujours à son poste. Effacé au point que beaucoup de ses compatriotes oublient qu’il existe et que bien peu seraient capables de le reconnaître dans la rue. Le personnel gouvernemental est resté le même, à peu de choses près. Le RCD, fier de ses deux millions de membres revendiqués (sic), règne toujours sans partage sur la “scène” politique. Bien campés dans leur rôle, les opposants de complaisance, grassement rémunérés, continuent à chanter les louanges du président, “l’artisan du changement”. Les dissidents, quand ils ne sont pas en grève de la faim, continuent de se faire matraquer.

 

 

En apparence, donc, rien n’a changé. Mais derrière le rideau, c’est une toute autre histoire. Leïla Trabelsi Ben Ali, surnommée ironiquement “la coiffeuse”, est maintenant incontournable. On discerne la patte de la première dame derrière les promotions et les disgrâces. Au cœur des luttes d’influences, qui ont redoublé depuis que la rumeur de la maladie du président a commencé à enfler, il y a cinq ans, Leïla a placé les siens aux postes-clés. Son frère aîné, Belhassen Trabelsi, sans doute l’homme le plus détesté du pays, a fait main basse sur les activités économiques les plus juteuses : l’aérien, avec la compagnie Karthago, la production audiovisuelle, avec Cactus prod, la banque, avec son “OPA” réussie en avril 2008 sur la Banque de Tunisie. Ses neveux Imed et Moez, qui ont grandi dans un inquiétant sentiment d’impunité, sont sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par un juge français pour vol et recel : ils seraient les commanditaires du vol du yacht de Bruno Roger, le PDG de la banque Lazard, un intime de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy. Slim Chiboub, l’autre gendre de Ben Ali, n’est plus en odeur de sainteté. Marié à Dorsaf, la deuxième fille du président née d’un premier lit, cet homme d’affaires, qui fut longtemps le grand manitou du football tunisien, est aujourd’hui obligé de raser les murs. Ses affidés et lui ont été éjectés du sérail par “le clan de la coiffeuse”. 

 

 

Parcours. Monsieur compromis

 

 

C’est dans un contexte de sourdes et violentes luttes de pouvoir qu’il convient d’analyser la trajectoire politique météorique de l’ambitieux Sakhr El Materi. Marié à la fille de Zine El Abidine et de Leïla, il est, par la force des choses, à égale distance des deux principaux clans qui se disputent le pays, les Ben Ali et les Trabelsi. Et peut, pour cette raison, constituer un compromis acceptable. On l’a vu, il ne ménage pas ses efforts pour plaire à la frange “religieuse-identitaire”. Il trouve grâce aux yeux des Tunisois, marginalisés politiquement et économiquement par les Sahéliens (*), car après tout il est l’un des leurs. Plus largement, beaucoup de Tunisiens, exaspérés par l’emprise grandissante du clan des Trabelsi, sont tentés de voir en lui un garde-fou. Tout cela, Zine El Abidine Ben Ali ne l’ignore pas. Pourtant, il semble laisser faire. Une attitude difficile à décrypter. Faut-il comprendre qu’il a déjà fait son choix ? Ou veut-t-il, au contraire, éprouver “le petit”, vérifier s’il a le cuir assez dur pour un jour prétendre au poste ? Ne cherche-t-il pas simplement à brouiller les pistes, en agitant son gendre comme une marionnette pour amuser la galerie ? Une chose est sûre en tout cas. Sakhr est maintenant dans la fosse aux lions et on ne lui fera plus de cadeau. Déjà, il se murmure que certaines de ses initiatives auraient déplu en haut lieu. Et que le garçon manquerait décidément de sens politique. Il aurait ainsi, de son propre chef, rencontré en secret l’islamiste Rachid Ghannouchi à Londres. Ben Ali n’aurait pas vraiment apprécié. Mais il y aurait plus grave. Le couple qu’il forme avec Nesrine battrait de l’aile. Si cette rumeur se vérifiait, son destin serait alors plus que compromis…

 

 

(*) A l’instar de Bourguiba et de Ben Ali, les Sahéliens, habitants de la partie littorale centrale du pays, trustent depuis l’indépendance les principales fonctions politiques du pays

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